Déjà nous pouvons en tout premier lieu, afin de développer nos propos, préciser que nous parlerons ici du handicap au sens large. Nous n’allons pas aujourd’hui rentrer dans les détails des différentes notions telles que la déficience, l’incapacité. Nous allons utiliser le mot « handicap » pour qualifier une situation dans laquelle l’enfant connait des difficultés importantes, d’ordre intellectuel, moteur, sensoriel ou psychique qui nécessitent une aide extérieure et affectent plus ou moins le domaine des acquisitions, et dans une partie des cas la construction de la personnalité.
Être parent, qu’est-ce que cela implique ?
Ceci maintenant précisé j’aimerais déjà aborder une première question : qu’est-ce qu’être « parent » ?
On n’est pas parent, on le devient. L’élaboration de la parentalité s’étaye déjà inconsciemment pendant l’enfance grâce à nos identifications parentales. Et s’active pendant l’adolescence avec l’entrée dans la sexualité. Enfin elle s’actualise avec l’arrivée d’un enfant.
En mettant un enfant au monde, le couple parental perpétue leur filiation. Mais c’est également des mécanismes narcissiques qui se mettent en place ici. Avant même sa conception l’enfant est «parlé ». Les parents pensent et rêvent de cet enfant qui viendra faire d’eux des parents. Et ils formeront ainsi une famille. Le parent projette sur cet enfant une image imaginaire idéalisée, qui est d’un point de vue psychique le prolongement d’eux-mêmes. Il vient réparer les blessures de l’enfance, et combler les manques. Mais il représente aussi l’enfant qu’ils étaient, celui qu’ils auraient aimé être. C’est avec lui que le parent devient parent et leur permet alors de s’instaurer dans leur identification parentale.
Devenir parent implique deux mouvements identificatoires. A savoir, l’identification à des parties infantiles de sa personnalité et des reviviscences inconscientes des expériences précoces. C’est-à-dire qu’à travers le petit enfant, le parent projette des parties de lui enfant et revit en quelque sorte certaines expériences. Le parent, en particulier la maman est hypersensible à son bébé. C’est ce qui lui permet de comprendre et de répondre aux besoins de celui-ci. Winnicott parle de « préoccupation maternelle primaire ». Et de l’autre nous avons une identification à l’adulte-parent. En accueillant un enfant à leur tour, il ou elle devient père ou mère. Ainsi des liens fantasmatiques entre le nouveau parent et leurs propres parents s’actualisent. Cette identification implique aussi une autre ambivalence, l’envie ou la crainte de faire comme son propre parent.
Or, dès que les parents accueillent un enfant porteur de handicap, cette parentalisation est mise à rude épreuve. L’annonce du diagnostic est un véritable choc. Dès lors, l’histoire familiale sera marquée d’un « avant » et d’un « après » l’annonce. Le handicap présentifie la blessure narcissique, le manque. Il en est la cicatrice qui rappelle en permanence la douleur.
La famille va devoir se construire autour de cette nouvelle modalité, aménager son fonctionnement. Comment alors accepter l’inacceptable ?
Le surgissement du handicap a un retentissement sur toute la famille et vient réorganiser l’équilibre psychique de chaque membre : les parents, frères, sœurs, les grands parents, les oncles et les tantes.
Le parent de l’enfant en situation de handicap va osciller entre deux tendances contradictoires : celle de n’y être pour rien et celle d’y être quand même pour quelque chose.
Le parent, la famille, va chercher à donner du sens afin de rétablir la filiation rompue. Par exemple par le biais de la projection identificatoire. C’est-à-dire que le parent va chercher dans l’histoire familiale quelque chose à quoi se raccrocher pour donner du sens à ce qui leur arrive. Cette dynamique permet de restaurer le lien généalogique brisé. Trouver une cause à ce handicap, se dire par exemple que c’est dû à une gêne transmis par tel ou tel ancêtre, permet à la fois de se dessaisir de la causalité : « Je n’y suis pour rien, ce n’est pas de ma faute ». Mais induit également une autre pensée : « j’y suis un peu pour quelque chose, il s’agit de mon ancêtre, cette histoire m’appartient. » Le handicap s’inscrit dans un paradoxe. Celui à la fois qui rompt le lien de filiation : « Je ne me retrouve pas dans cet enfant qui est le mien ». Et en même temps qui rétablit le lien généalogique : « Je fais partie de cette famille qui a transmis ce handicap. »
Au-delà de la dimension psychique dans le devenir parent, être parent d’un enfant en situation de handicap c’est aussi devoir tout apprendre. Apprendre, transmettre autrement les acquisitions les plus basiques. Ce qui paraissait naturel ne l’est plus. Et les parents apprennent à être parents d’un enfant « différent ». Il faut également maintenir l’équilibre du couple et celui familial. Laisser une place aux autres enfants de la fratrie, conserver une vie sociale, des temps de loisirs et gérer le budget souvent mis à rude épreuve. Souvent un des parents s’arrête de travailler pour s’occuper de l’enfant. Pour ces parents le sentiment de solitude et de découragement est souvent fréquent.
Les parents se sentent souvent mal accompagnés lors et après l’annonce du diagnostic. Ils ressentent souvent le besoin d’être confrontés à des gens ayant vécu des expériences similaires. Le fait de partager cette épreuve permet aux familles de sortir de l’isolement, et donc de diminuer les risques de ce que, Didier Houze appelle « dysfonctionnement interactif » et de l’éclatement familial. Ainsi, pouvoir partager le traumatisme familial, permet d’atténuer les effets destructeurs et les sentiments de persécution que l’enfant handicapé suscite toujours et de donner aux parents la possibilité d’être des parents, pas des parents handicapés.
Et dans une fratrie ?
Au sein de la fratrie, d’autres choses se jouent également. La culpabilité du frère ou de la sœur non porteur de handicap s’alimente à la fois dans le lien fraternel et dans les mouvements identificatoires à la culpabilité parentale. C’est-à-dire que là encore, la façon dont le parent va faire avec sa culpabilité va avoir un impact sur la manière dont le frère ou la sœur va gérer sa propre culpabilité.
Dans tous les cas, il y a toujours une interférence au sein des liens familiaux qui produit un effet les uns sur les autres. C’est ce à quoi s’intéressent d’ailleurs les systémiciens en thérapie familiale par exemple.
Les relations fraternelles peuvent déjà être très compliquées quand le signifiant « handicap » ne fait pas partie de la vie familiale. Alors quand le handicap est présent, cela se révèle encore plus périlleux pour créer du lien d’un côté comme de l’autre avec une personne si différente de moi. Il peut par exemple y avoir une rivalité qui se crée avec le frère ou la sœur qui a quelque chose que je n’ai pas. L’enfant en situation de handicap va souvent avoir plus d’attention d’un des parents qui s’occupe le plus souvent de lui. Et le frère ou la sœur en bonne santé va pouvoir goûter à des choses dont l’enfant porteur d’un handicap ne pourrait même pas imaginer. Là, des situations de conflits voire d’agressivité peuvent surgir.
Ainsi, un enfant malmené voire maltraité par un de ses pairs, regarde cette violence dans le regard de l’adulte. De ce fait, l’enfant va se positionner en fonction de ce qu’il perçoit de la réponse de l’adulte. Si l’adulte minimise, nie, voire ignore l’agression soit l’enfant garde la confiance en ce qu’il perçoit et ressent, et dans ce cas il reconnaît que l’adulte se dérobe. Si tel est le cas, l’image du parent, est indubitablement affectée.
Soit l’enfant se persuade qu’il ne peut pas faire confiance à sa perception et à son ressenti, et ne peut se fier à ce qu’il perçoit de la réalité. Il peut alors se comporter comme s’il n’avait pas peur, ne souffrait pas et ne se sentait pas seul. L’enfant se coupe alors de ses éprouvés.
Le handicap rend problématique dans la fratrie les mouvements d’identification et de séparation.
Je vais vous exposer une petite vignette clinique :
Sébastien, un enfant de 8 ans qui a une sœur atteinte d’une maladie congénitale qui entrave son développement. Mathilde, la jeune sœur de 5 ans, ne marche pas seule et a besoin d’aide pour manger, se laver, s’habiller. Tous les soins dont Mathilde a besoin monopolisent beaucoup ses parents, en particulier sa mère. La mère a conscience qu’elle n’accorde pas de temps à son fils qui est le plus souvent avec son père. Sébastien en veut parfois à sa sœur, il éprouve de la colère, aimerait qu’elle ne soit plus là. Tous ces sentiments Sébastien les gardent pour lui. Il culpabilise à la fois d’être en bonne santé par rapport à sa sœur, et d’avoir ces pensées envers elle.
Ici la culpabilité éprouvée par Sébastien empêche le vécu des conflits. Le handicap est perçu inconsciemment comme une réalisation d’un désir agressif par rapport à un autre soi-même, ici la sœur, abimé ou partiellement détruit.
Sébastien va s’effacer de manière à ne pas trop monopoliser l’attention de sa mère afin qu’elle s’occupe de Mathilde correctement et surtout sans donner plus de préoccupation à sa mère. Quitte à parfois se faire complètement oublier. La mère pourra dire parfois, « Sébastien n’a pas du tout besoin de moi, il est autonome, ne me sollicite jamais, j’oublie parfois que j’ai un fils. »
La façon dont le handicap va être intégré dans la famille va venir jouer sur la dynamique familiale.
La verbalisation de ce qui en « est » de la relation fraternelle est quelque chose d’important. Dans le sens où l’enfant va construire ce qu’il veut dire en fonction de ce que l’adulte peut et veut entendre. Ainsi il s’agit de développer une écoute qui vise à confronter le sujet dans sa capacité à se dire et à être entendu. Si l’adulte est en capacité d’accompagner l’enfant dans ses possibilités à penser et à verbaliser ses émotions. L’enfant se sentira légitime dans cette relation, et à une place qui est la sienne.
On peut supposer que si la maman de Sébastien lui verbalise qu’elle a conscience que la situation est difficile, qu’elle aimerait passer plus de temps avec lui ou même juste qu’elle lui demande comment il se sent, qu’elle laisse une place à Sébastien d’une manière ou d’un autre, Sébastien pourrait trouver une place différente dans la fratrie et faire quelque chose de sa culpabilité.
Un autre exemple clinique :
Frédéric 12 ans, autiste et présentant des troubles du comportement a un frère Maxime de 16 ans. Frédéric s’est très bien adapté à la vie institutionnelle. Les débordements bien que fréquents avant, se sont calmés. Il semble être en capacité d’intégrer des règles de vie. Cependant à la maison c’est différent, en particulier avec son frère. Il le tape régulièrement, l’insulte, le provoque. Quand Maxime répond à l’attitude de son frère, les parents le reprennent en lui disant de ne pas lui parler comme ça, ou de ne pas lever la main sur lui. « Frédéric est handicapé et c’est pour ça qu’il agit comme ça. » Disent-ils.
Ici aussi Maxime n’a pas de place pour exprimer son ressenti. « Mon frère a toujours une excuse, peu importe ce qu’il fait c’est toujours expliqué par son handicap. Je crois que j’aurais mieux fait d’être handicapé moi-même. »
Venir tout expliquer et excuser par le signifiant « handicap » n’est pas toujours facile à comprendre pour le frère ou sœur. Malgré le fait que Frédéric soit atteint d’un trouble, on a vu que son adaptation aux règles de vie de l’institution a été possible. On peut supposer que cela soit également possible à la maison. Cependant cela à l’air trop compliqué pour les parents par rapport à ce que ça renvoie de leur propre culpabilité.
Pour conclure
La manière dont un enfant en situation de handicap va se construire et en lien avec l’histoire familiale, la relation à ses parents, ses proches, à sa culture. Dans tous les cas le processus identificatoire qui mène à la subjectivation, c’est-à-dire à la construction du sujet, est mis à mal. Parce que Le handicap nous ramène à notre propre vulnérabilité que nous préférerions oublier.
C’est grâce à l’identification et à la différenciation que le sujet va se positionner comme un « je » par rapport à « l’autre ».
A l’aube de la construction du sujet, il y a un bébé qui voit ses messages traduits par la personne qui s’occupe de lui. La personne qui prend soi, s’occupe, se réfère à ce qu’il imagine être le vécu de ce petit être. Et c’est comme ça que l’enfant développe son psychisme dans les premières interactions avec l’adulte.
Seulement dans le cas d’un enfant en situation de handicap. L’enfant semble étranger à ses parents. Ils sont en difficultés pour se reconnaître en lui. Et les soins spécifiques que nécessite l’enfant les mènent à penser qu’ils ne peuvent pas se reposer uniquement sur ce qu’ils ont appris de leurs propres parents.
Or pour que le bébé parvienne à se penser et à penser l’autre il faut que cet autre laisse de l’espace à la rencontre. Il doit pouvoir imaginer quelque chose là où on pourrait penser le contraire, afin de donner sens à ce qui est en attente. Il est alors primordial de supposer à l’enfant des sentiments et des émotions qui nous lient à lui.
On peut dire que le rôle des parents, frères, sœurs, famille, proches est d’aider l’enfant à penser son handicap. Mettre des mots sur ce qu’il perçoit, ressent de sa pathologie. Afin qu’il puisse, en faisant preuve de créativité, en faire quelque chose. Comme pour n’importe quel enfant c’est par le biais de l’expérimentation, et guidé par les mots de l’adulte que l’enfant porteur d’un handicap va pouvoir comprendre quelque chose de lui, de ce qui peut lui paraître extérieur à lui-même et l’intérioriser afin de devenir sujet.
Ne devrions-nous pas nous laisser surprendre par ce que l’enfant en situation de handicap a à nous apprendre de lui, de nous ?
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